Interview de Abdelkader ALLOULA


 

Par Djellid

 

Djellid : Pourquoi un tel titre ?

Alloula : Il m’est difficile de résumer la pièce théâtrale « EL AJOUAD », difficile de traiter de façon synthétique de tout ce qu’elle contient et ce, aussi bien pour ce qui est des idées que pour les préoccupations de recherche dont elle est sous-tendue… C’est pour cela qu’il est, me semble-t-il, préférable d’avancer par étapes quelques grandes idées…

Et d’abord pour ce qui est du titre « EL AJOUAD » : cela veut dire, au sens premier, littéral, « les généreux ». Cela résume pour moi, dans une certaine mesure, l’idée centrale, l’essence de la pièce. Cette dernière est une fresque de la vie quotidienne ou disons quelques moments de la vie des masses laborieuses, des petites gens, des paysages humains de tous les jours. Cette fresque raconte et révèle en quoi précisément ces « anonymes », ces « humbles », ces « inaperçus » ou « laissés pour compte » sont généreux ; comment ils prennent en charge avec optimisme et profonde humanité les grands problèmes de la société, bien sûr dans les limites de leurs limites…

Quant à l’architecture générale, la pièce regroupe trois thèmes dramatiques entrecoupés de quatre chansons. Chacun des éléments de la pièce est autonome quant à la thématique et le tout est lié par ce que j’appellerai des « éléments fondamentaux de contenu », par des… »lames de fond »…

Ce que je peux dire d’autre, c’est que c’est un spectacle de plus de trois heures, une fête des yeux, du cœur et de l’esprit que j’ai écrite et réalisée d’abord et avant tout pour tous ceux qui travaillent et qui créent dans mon pays dans la perspective d’une société libre, démocratique et débarassée de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Djellid : Beaucoup de critiques considèrent, au regard de « EL AJOUAD », que tu viens de créer un « nouveau genre » dans l’art théâtral algérien.

Alloula: Je voudrai être, sur cette question, à la fois modeste et prudent. Je préférerai parler de « perspective » pour garder à mon travail son ouverture, son questionnement, ses inquiétudes… Il est possible que je sois sur le chemin de la création d’un genre, mais il reste beaucoup à faire et beaucoup de questions sans réponses, beaucoup d’inquiétudes également. L’art est aussi complexe que la vie et il s’agira dans ce domaine de « pratiquer », de réfléchir, de créer et encore créer…

De façon plus concrète, « EL AJOUAD » est pour moi, en quelque sorte, la suite logique et complémentaire de la pièce précédente, à savoir « LAGOUAL »(Les Dires). Dans ces deux pièces, il y a beaucoup de ressemblances et de « rappels » qui me permettent, en poussant un peu plus loin, de parler de prémisses à un genre… Il est question ici d’un théâtre du récit et non plus d’un théâtre de la figuration de l’action du type aristotélicien tel que pratiqué en Europe depuis le début du siècle et tel qu’on l’a pratiqué en Algérie depuis les années 20 à nos jours. C’est donc un théâtre qui s’alimente sur le plan de la forme du patrimoine culturel populaire et du patrimoine universel.

C’est un théâtre qui part aussi, sur le plan des contenus, des problèmes quotidiens, du vécu réel et quotidien de notre peuple. Là, il faut dire, de façon assez rapide que les aspects de forme et de contenu de ce théâtre se distribuent et s’induisent dans et par une vision globale, une vision qui vise à valoriser la fonction sociale de l’art théâtral dans notre société, un théâtre qui vise à toucher et concerner au plus profond le spectateur avec des représentations d’un substrat idéologique, émotionnel et social très large, enfin un théâtre où le spectateur rompt avec l’habitude traditionnelle de « consommateur » et de « voyeur » pour occuper une nouvelle fonction, celle d’un « co-créateur ».

Mon théâtre, comme je l’ai dit, est destiné aux travailleurs et aux créateurs manuels et intellectuels. C’est pour cela qu’il ne les invite pas à « s’oublier » ou à « se leurrer » mais, au travers d’une fête des sens et de l’esprit, à se regonfler de courage, d’optimisme et de créativité. C’est en ce sens que la nouvelle fonction du public est, pendant la représentation, une fonction de co-création, de libération créatrice de l’imaginaire, de l’expérience et du vécu de nos masses populaires…

Djellid : Par rapport à ton expérience et à l’ensemble de tes pièces, comment situes-tu « EL AJOUAD » au plan de l’écriture et de la mise en scène ?

Alloula : Je considère que « EL AJOUAD » est la pièce la plus aboutie de toutes mes pièces. Elle concentre actuellement le mieux mon expérience d’écrivain de théâtre et de metteur en scène. IL y a une espèce de métamorphose, surtout à partir de « LAGOUAL » et je pense que cette métamorphose est loin de s’achever. « EL AJOUAD » et « LAGOUAL » sont des moments actifs, moteurs… La « rupture » avec mes anciennes pièces n’est pas une rupture nue, mécanique…

« LAALAGUE » (1967-68), « EL KHOBZA » (1971-72), « HOMK SALIM » et « HAMMAM RABI » étaient déjà porteuses d’éléments embryonnaires de ce genre théâtral sur lequel je suis en train de déboucher. Mes deux dernières pièces sont à la fois des moments de synthèse de mon travail passé en même temps qu’un point de départ. Déjà, « LAALAGUE » (Les Sangsues) et tout particulièrement « HOMK SALIM » expriment activement mon besoin de rompre avec la figuration de l’action, de rompre avec les procédés et trucs traditionnels du théâtre, à savoir les effets théâtraux, la catharsis, l’intériorisation psychologique des personnages, la linéarité de la fable, l’illusion etc…

Du point de vue de la langue ou mieux du Verbe, le travail est ici plus abouti, plus… « achevé ». Je cite cet aspect précisément, parce qu’au niveau de ces pièces, la théâtralité est franchement plus induite dans le mot, dans le verbe. Dans mon théâtre, le théâtre est parole et la parole est théâtre. L’attitude du dramaturge, sur le terrain linguistique, est plus profonde, plus sûre, plus engagée.

En fait, il n’y a pas de rupture, il y a une vision plus claire. Ma conception du monde, ma vision des choses, des êtres et des événements se sont développées, enrichies, affinées…

Djellid : Tu travailles sur le pouvoir des mots, de la langue, du verbe. Que donnes-tu donc à voir ? Que donnes-tu à entendre ou si tu veux, qu’est-ce qu’entendre veut dire pour toi ?

Alloula : Ce sont là des questions essentielles, questions qui me préoccupent profondément et qui sont d’une très grande complexité. J’ai dis que je rompais ou que j’essayais de rompre avec la figuration de l’action (action au sens métaphysique et aristotélicienne telle que nous l’avons héritée ces dernières décennies par l’intermédiaire du théâtre bourgeois et colonial), une action visualisée et linéaire. Je ne romps pas avec l’action en tant que synthèse déterminée et contradictoire de la vie. La vie est action. Cela veut dire que je cherche à rompre avec l’illusion figurée et progressive de l’action linéaire, avec le mode d’agencement aristotélicien qui consiste à exposer quelques situations ou événements contradictoires à travers un canevas qui passe par l’exposition des faits, le nœud, les péripéties et le dénouement imprévu ou heureux et ce, par le biais de la figuration, de l’identification et de la catharsis. Ce type d’action fait appel artificiellement à des effets théâtraux de captation psychologique du spectateur, à des effets d’illusion et d’identification primaires etc… Le théâtre n’a pas à être un « défouloir » mais un creuset de développement et de créativité du cœur et de l’esprit. Il n’a pas à fonctionner obligatoirement sur les modes de l’illusion et de l’hypnotisme.

De ce fait et tout en refaisant jonction avec certaines de nos habitudes et sensibilités artistiques et culturelles ( notre patrimoine, dans une grande mesure a été élaboré et travaille sur des modes non aristotéliciens), je travaille sur les capacités d’abstraction, habitudes et sensibilités auditives, sur les capacités d’entendement, d’imagination, de fantaisie, de créativité, toutes ces capacités héritées, plus ou moins vivaces que porte historiquement notre peuple. Ce faisant et m’inspirant des sources populaires et universelles, je travaille à créer un nouveau statut pour le spectateur algérien, un statut faisant de lui un élément actif et désaliéné dans la représentation. C’est au regard de tout cela que la nouvelle théâtralité que je propose est tout induite dans le mot, dans la parole, dans le récit et l’agencement de la fable. En fait, je « donne à écouter » une ballade, un récit sous des modes particuliers d’agencement théâtral et j’invite le public à créer, à recréer avec nous sa « propre représentation » pendant le déroulement du spectacle.

Dans cette théâtralité, il y a simultanément acte de la parole et la parole en acte qui travaille fondamentalement dans le sens de donner à l’oreille à voir et aux yeux à entendre. Il y a, je dirai une dégustation pluridimensionnelle de la parole théâtrale. Nous suggérons au spectateur et cette suggestion le pousse à voir dans la vie avec les yeux de son cœur et de son intelligence, avec les yeux de son expérience, de son capital propre de vécu, de connaissance, à la fois la société et lui-même.

Là, il y a lieu de préciser que ce n’est pas du « théâtre radiophonique », ni un ensemble de contes conçus pour être entendus mais du Théâtre, à savoir qu’il y a un jeu à voir, un théâtre donc qui privilégie les capacités auditives et de ce fait « imaginatives » aux facultés visuelles. L’interprétation est simplifiée, épurée au maximum pour atteindre par endroits des niveaux élevés d’abstraction afin de ne point prendre le pas sur la puissance suggestive du verbe, du dire. Mais il y a théâtre, il y a interprétation corporelle, gestuelle et cette dernière est par moment extrêmement intense, plus intense que dans les modalités théâtrales de type aristotélicien.

La grande différence est que le jeu est soumis au texte, un texte qui fonctionne comme une partition, une partition fondamentale à plusieurs symphonies. IL y a dans et par le texte un investissement maximum sur le choix des mots, de l’agencement des phrases, des couleurs vocales et intonations, de gestes et de postures etc… Tout cela afin que le texte soit « porteur de théâtralité » aussi bien sur scène que dans la tête du spectateur.

Un des grands objectifs au niveau esthétique est de donner à voir un mouvement chorégraphique de grande éloquence sociale et artistique et de donner une véritable symphonie de couleurs vocales à voir et à entendre. Il y lieu d’ajouter que dans le sillage de cette quête esthétique, il y a la fable et tout ce qu’elle contient comme densités humaines, subjectives, idéologiques.

Djellid : Mais tout cela doit poser d’importants problèmes dans l’interprétation, dans la fonction des « arts d’accompagnement », dans le rapport au public etc…

Alloula : Il est évident que cette « clairière » sur laquelle on débouche, ce nouveau « genre » si tu veux, nous pose d’énormes problèmes pratiques et théoriques, à tous les niveaux et sur tous les terrains.

D’abord à mon niveau propre, il y a de nombreuses questions qui se sont posées et qui se posent encore et elles sont loin d’avoir trouvé des réponses. Par le fait que la représentation théâtrale repose fortement sur le récit, le temps théâtral ou ce que l’on avait l’habitude d’appeler unité de temps, n’est plus le même… à savoir que, dans le temps d’une représentation, un peu comme la nouvelle ou le roman, on peut donner représentation de toute une vie. Et là se posent des questions ardues d’agencement du récit, d’entraînement dialectique du récit, de maîtrise des relations contradictoires dans le récit, des questions de dosages de monologues et envolées lyriques. Ce sont là, par exemple, des questions sur lesquelles nous n’avons pas encore de propositions conséquentes.

Ce théâtre pose problème au niveau de ses éléments constitutifs, à savoir la fonction du décor, la fonction de la musique de scène, la fonction même de la scène avec son cadre et ses installations techniques (sonorisation, éclairage, coulisses etc…). Pour les décors, il n’est plus question d’illustrer des lieux dans la mesure où nous cherchons surtout à les créer dans la mémoire créatrice du spectateur, non sur scène. La fonction vivante et évolutive du décor sera donc de suggérer à peine sans perturber l’imagination, sans capter ou emprisonner de façon hypnotique l’attention et la créativité du spectateur. Le décor, dans la dynamique théâtrale, tendra à créer un lieu visuel entre les moments et les fables de la pièce et en même temps à s’autonomiser, se présenter comme la griffe ou un des aspects visuels de la pièce. Pour « EL AJOUAD » par exemple, le décor est comme un sigle…

Ce théâtre pose problème pour les publics, en fonction des tranches d’âge et des appartenances de classes. Les plus vieux de nos spectateurs retrouvent très vite, « lisent » très vite le « goual », le « meddah » et la « halka ». Les plus jeunes voudraient qu’on jalonne nos fables de plus d’actions. Ce genre théâtral apporte avec le récit une somme importante d’informations sur l’activité sociale des personnages mis en scène et donne de ce fait des représentations complexes et riches de la vie, des luttes sociales, des aspirations profondes…

Ce théâtre implique par voie de conséquence un parti pris, une position de classe lisible en dernière instance. Les spectateurs se reconnaissent et se positionnent. Un même tableau est reçu différemment. Certains spectateurs nous demandent de l’alléger, de l’écourter pour ce qui est du texte ou du spectacle ; d’autres nous demandent de l’allonger, de le renforcer.

Je voudrai rappeler que la pièce dure trois heures et quinze minutes et la tonalité générale de la représentation est la fête dans toutes ses dimensions. Quelques uns la trouvent longue et la plupart la trouve de durée normale. Beaucoup de spectateurs reviennent voir la pièce deux ou trois fois et considèrent qu’ils enrichissent à chaque fois leurs représentations.

Mais le plus gros problème réside dans l’interprétation. Le comédien est interpellé dès le départ dans ses potentialités d’intelligence et de conscience. Il n’est plus un outil passif d’expression mais un créateur au sens plein du terme. Le texte-partition l’appelle à déployer au plus profond et au plus large ses capacités, sans aliéner le texte ou s’aliéner au texte. Le comédien n’a plus à « donner l’illusion » d’être un personnage ; il n’a plus à s’exciter des passions et des états d’âme du personnage ou à aliéner sa personnalité à ce dernier. Il a à dessiner avec le corps, la voix et sa pensée, les contours d’un personnage ; il a à montrer pendant toute la durée de sa prestation qu’il est et demeure un comédien, un comédien se livrant à une performance artistique, une performance qu’il donne comme jouissance fondamentale au public. Le comédien, sujet et objet d’art, est ici un intermédiaire entre le spectateur et la représentation, à la fois porteur et porté par le texte. Il est donné à voir comme comédien, mais il n’est plus une cible pour le spectateur, mais guide de la représentation. Tout ce qui fait le fort du comédien dans la représentation de type aristotélicien, à savoir « le pouvoir de créer l’illusion » n’a plus sa raison d’être dans ce genre. La notion de jeu face à un quatrième mur qu’est le spectateur devient désuète, archaïque. Ici et pour notre cas, le comédien peut s’observer en train de jouer un peu comme à la manière du théâtre précieux chinois. IL peut se placer franchement face au spectateur. Il peut, comme « Ghachem » jouer avec une chaise vide. Il peut distancier et se distancier à plusieurs niveaux.

Dans cette perspective, je voudrai signaler que le montage des deux pièces « LAGOUAL » et « EL AJOUAD » n’a pas été sans peine pour les comédiens et moi-même. Beaucoup d’inquiétudes artistiques et théoriques demeurent. Mais comme la science, l’art avance avec des questions et les questions que nous vivons, dans notre pratique quotidienne, sont des questions ouvertes et autocritiques qui nous poussent à apprendre, à écouter, à nous remettre en question. Je profite ici de cette occasion pour rendre hommage aux comédiens, un hommage qui leur revient objectivement dans la mesure où ils ont investis de très gros efforts physiques et intellectuels. Ils ont travaillé à leur dépassement. Ils sont à la base de tous les résultats positifs que nous avons tiré de cette expérience, une expérience qui doit s’approfondir et se diversifier.

Ce qu’il faut ajouter, c’est que ce théâtre nécessite pour son développement de plus grandes capacités artistiques, techniques et intellectuelles que celles qui sont demandées d’ordinaire au comédien. C’est tout le système de formation des artistes du théâtre qui est, à mon humble avis, à repenser.

Ce qu’il faut dire enfin, c’est que nos entreprises théâtrales d’état se sont enfermées dans des pratiques routinières qui gênent le développement de l’art théâtral en général, la pleine valorisation des potentialités existantes et la recherche en particulier, recherche scientifique et esthétique.

Djellid : Pour qui écris-tu ?

Alloula : Pour notre peuple, avec une perspective fondamentale : son émancipation pleine et entière. Je veux lui apporter, avec mes modestes moyens et à ma manière, des outils, des questions, des prétextes, des idées avec lesquels, tout en se divertissant, il trouve matière et moyens de se ressourcer, de se revitaliser pour se libérer et aller de l’avant. En fait, j’écris et je travaille pour ceux qui travaillent et qui créent manuellement et intellectuellement dans ce pays ; pour ceux qui, souvent de façon anonyme, construisent, édifient, inventent dans la perspective d’une société libre, démocratique et socialiste. Mes héros sont des gens de tous les jours, des gens du commun, ceux qui, en fait, font et défont la vie de tous les jours.

Djellid : Tes personnages justement !… Comment les construis-tu ?

Alloula : Je les tire du quotidien, de la réalité de tous les jours. Evidemment, il y a un traitement artistique, esthétique, tout le travail complexe de création. Mes personnages partent, procèdent du réel et la réalité du spectateur est leur cible. La vie, la réalité si tu veux, pour peu qu’on y soit profondément ancré et pour peu qu’on sache l’écouter et la considérer en profondeur, nous apporte constamment des matières, des thèmes, des idées, des prétextes qui irriguent notre conscience sociale et artistique et nous pousse à créer, à imaginer, à inventer. Ceci est valable à mon sens aussi bien pour l’art que pour la science.

Quant à mes personnages, ils « travaillent » sans arrêt au théâtre sur le vécu social et profond du spectateur. Il y a une part importante de fiction mais il ne faut pas se tromper. La part de fiction est conçue pour colorer , pour déformer afin de révéler l’essence des personnages, pour mettre « en valeur » l’itinéraire des personnages et la profondeur ou la densité des rapports et situations, pour extraire la moelle épinière du vécu dans toutes ses dimensions, dans ses dimensions critiques, complexes, particulières, en devenir.

La fiction, irriguée par la réalité vivante, se déploie par l’imagination, la métaphore, l’association d’idées, la fantaisie, pour révéler, éclairer sous des formes esthétiques particulières les profondeurs, les densités, les nuances, les dynamiques sociales et humaines. A tout cela, il faut des langages, des formes, des couleurs, des gestes, des symboles, des lieux…Chez moi, la fiction est un outil d’abstraction, d’objectivation tendant à révéler, à démystifier, à questionner… Prise en soi, indépendamment de notre conscience et de notre réalité, cette fiction travaillerait alors à tromper, à masquer la vérité, à aliéner.

Les modèles que je propose sont puisés dans la vie de notre peuple. C’est dans ses couches sociales les plus déshéritées que la société se reflète le mieux dans ses préoccupations, dans ses luttes, dans ses contradictions, dans ses valeurs, dans ses espoirs. C’est dans ces couches et par elles que notre société se saisit le mieux, qu’elle est la plus « apparente », la mieux présente et la plus dense et forcément et aussi parce que j’y suis le plus ancré, les personnages y sont puisés dans ces couches là. Ces personnages, lorsqu’ils sont théâtralisés, peuvent devenir extrêmement éloquents et permettent à la représentation artistique d’assumer une fonction sociale très large. Il faut dire que l’entreprise est difficile et ce, pour plusieurs raisons. Il faut y être en permanence, y vivre, pratiquer ce terrain, l’interroger, se documenter, faire des enquêtes, observer. C’est pour cela, entre autres, que chaque pièce me demande en moyenne deux années de travail. Je dois dire aussi que j’écris difficilement, qu’à ce niveau je suis très laborieux et difficile. Sans doute parce que nous sommes des natures très subjectives, inquiètes…

Mais il y a, à mon sens, un problème plus préoccupant, en dehors bien sûr, des graves problèmes d’étude et d’exploitation du patrimoine, c’est qu’il y a très peu de littérature dans notre pays et de par le monde qui « attaque » le problème sous l’angle des héros du quotidien. Nous n’avons pas une grande littérature, des traditions littéraires à ce niveau, sauf peut-être dans les vieux fonds démocratiques et populaires des traditions orales, un vieux fonds qui reste à exhumer, à connaître. Il y a donc peu de choses au plan de la littérature algérienne ou arabe qui révèle ces couches populaires et déshéritées et qui élève le citoyen simple et l’ouvrier ou le paysan pauvre au rang de héros, un rang qui n’a pas besoin d’être accordé mais qui est réel.

En fait, mes plus grands héros font partie des petites gens, des anonymes, des ignorés, des laissés pour compte… C’est de la « grisaille » du quotidien que suintent, s’assument et se réalisent les plus grandes valeurs, les plus grandes vérités et c’est en ce sens que les patrimoines populaires sont porteurs d’universel.

Djellid : Sur ce point précisément, le patrimoine, te considères-tu comme l’héritier d’une tradition, d’un patrimoine artistique et culturel ?

Alloula : Nous sommes toujours héritiers de quelque chose. Nous ne partons jamais de rie. Tout homme est une synthèse de rapports sociaux. Mais je ne suis pas un passéïste ou un spécifiste à tout crin. Je ne fétichise pas l’héritage. Et puis, il y a le patrimoine vivant, celui qui est constitué par les hommes de mon pays qui, quotidiennement, construisent le présent et l’avenir. En ce sens, j’assume tout l’héritage de façon consciente et critique en fonction surtout de l’avenir, du progrès, de la liberté et du socialisme. C’est pour cela que j’ai une affection très particulière pour le patrimoine populaire dans tous ses éléments constitutifs. C’est sur ce terrain que je vibre et adhère le plus. Sorti de ce terrain dans lequel j’ai vécu, je me sens infirme ; il me manquerait certainement une dimension vitale en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Toutes les fois où il m’est arrivé de voyager à l’étranger, cette « vase culturelle » devient mon étalon principal de mesure, ma lunette d’appréciation et de compréhension. C’est par le biais de cette culture populaire que j’ai pu le mieux voir et le mieux apprécier la valeur des autres peuples et de leurs cultures. Je n’arrête pas d’apprendre et de découvrir à ce niveau.

J’ai découvert dans la sagesse populaire, par moments résumées en quelques mots, de grandes pensées philosophiques, de grandes vérités. J’ai vu des signes graphiques exécutés nonchalamment par un artisan et contenant d’extraordinaires charges humaines et esthétiques, révélant des expériences, des savoir-faires, une sensibilité et une habileté stupéfiantes. J’ai vu Cheïkha Rimiti (chanteuse populaire) à l’âge de 60 ans exécuter une dizaine de danses différentes l’une à la suite de l’autre et de façon prodigieuse. Le cri, les véhémences gestuelles et rythmiques du « Alaoui » (danse populaire de l’ouest algérien) sont porteuses de sommes indicibles de valeurs et de non dis profonds, inaltérés et magnifiques…

Dans le transfert de cette culture populaire dans et par laquelle je me retrouve, il peut y avoir certaines erreurs d’idéalisation, de schématisation, de méconnaissance, voire d’attitudes forlkloriste ou archaïste. Je crois qu’au niveau atteint par notre expérience et notre recherche, certaines erreurs sont inévitables et par moments nécessaires. L’essentiel à ce niveau, est surtout dans la perspective du lendemain pour laquelle nous luttons.

Enfin, sur cette question du patrimoine et de façon particulière, je considère que B. BRECHT a été et reste de par ses écrits théoriques et son travail artistique, un ferment déterminant dans mon travail. J’ai presque envie de dire qu’il est mon père spirituel, ou mieux encore, mon ami et mon fidèle compagnon de route.

ORAN, OCTOBRE 1985

Propos recueillis par M’Hamed DJELLID

Professeur de Sociologie et Critique de Théâtre

-ORAN- (Algérie)

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