Interview avec N. Mekbel, président de l’association Ajouad Algérie Mémoires «La société civile doit prendre en main son histoire»


 

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le 26.01.13

 

 

-Pour commencer, quel est votre sentiment aujourd’hui quant à l’entretien de la mémoire des victimes du terrorisme ? Vous dites, en parlant de la genèse de Ajouad, que ce qui vous animait en créant cette association, c’était le désir de raviver une mémoire qui s’érodait. La société algérienne serait-elle en train de tout oublier ?

Raviver est le mot adéquat, car  Ajouad Algérie Mémoires ne fait que compléter le travail déjà effectué par toutes ces personnes et associations qui ont activé durant la décennie noire. Notre vœu est de parler non pas de la mémoire, mais «des» mémoires. Pour ce qui est de l’oubli, je dirais plutôt de la lassitude, d’où cette volonté d’une grande partie de la population de passer à autre chose. Et il y a cette loi d’amnistie, votée en 2005, qui a fait le reste. De plus, il ne faut pas se leurrer, nous n’avons pas la culture de la mémoire, mais ceci est un autre débat.

-Il est frappant de constater, à Alger et dans la grande majorité de nos villes, l’absence de tout mémorial en hommage aux victimes du terrorisme, ce qui donne l’impression que rien de ce que nous avons vécu ne s’est réellement passé. A quoi attribuez-vous personnellement ce déficit en stèles commémoratives ?  

Il ne s’agit pas d’absence ou de déficit, mais paradoxalement de redondance et de vide. Nous avons des stèles, mais si on excepte l’Emir Abdelkader, elles font quasiment toutes référence à la guerre d’Algérie période 1954-1962. Combien de places offrent un hommage à  Massinissa, à la Kahina, à Cheikh El Haddad, à El Mokrani… ? De là à penser avoir des stèles pour commémorer la décennie noire, nous avons du chemin à faire.

-A qui incombe en premier lieu ce travail, selon vous ? A l’Etat ? Aux collectivités locales ? A la société civile ?

C’est un tout, à commencer par l’Etat dont le rôle est la préservation du patrimoine historique et culturel du pays. C’est lui qui édicte des lois et vote des budgets et, pour le moment, ce même Etat a fait voter une loi qui le désengage d’un tel travail. Les collectivités locales se contentent d’entretenir les stèles à la mémoire des chouhada de la guerre d’Algérie. Reste alors la société civile qui doit prendre en main son histoire et ne plus attendre qu’on l’écrive pour elle. Ce vide engendre des faits néfastes sur nos sociétés. D’ailleurs, notre histoire est si méconnue que des pieds-noirs s’évertuent actuellement à nous démontrer qu’avant leur arrivée, l’Algérie n’existait pas !

-Vous vous évertuez, depuis de longues années, à dresser une liste des victimes du terrorisme avec, à la clé, une chronologie détaillée des événements que vous publiez au jour le jour sur votre page facebook. Ce travail documentaire extrêmement minutieux va-t-il prendre une autre forme ? Un livre, par exemple ? Pensez-vous qu’un travail similaire pourrait faire l’objet d’un mémorial ?

Ce travail, aussi minutieux soit-il, demande encore beaucoup plus d’efforts. Chaque jour, des données s’ajoutent, des recoupements se font, de nouvelles identités apparaissent. A l’heure actuelle, il serait prétentieux de dire que nous pouvons éditer un livre digne de ce nom. Mais avec le temps, c’est évident, nous le ferons. Pour ce qui est du mémorial, c’est l’un de nos objectifs. Il se doit d’exister au nom des 200 000 morts.

-Avec Ajouad, vous militez pour faire du 22 mars une journée de recueillement nationale à la mémoire des victimes. Où en est aujourd’hui cette initiative ?

En effet, durant toutes ces années, nous, familles de victimes, étions isolées, réduites à commémorer, chacune dans son coin, le proche parent assassiné. Mais lors du lancement d’Ajouad, nous avons décidé de regrouper toutes ces victimes autour d’une seule date symbolique, celle du 22 mars (en souvenir des deux marches de 1993 et 1994). Si en 2011, nous avions commémoré la journée contre l’oubli uniquement à l’étranger (Paris, Marseille, Montréal) cette année, des villes algériennes se sont ajoutées, à savoir Alger, Oran, Béjaïa et Tiaret. Notre vœu est que d’autres collectifs et d’autres villes se joignent à nous pour commémorer cette journée.

-Vous avez régulièrement dénoncé la teneur de la loi sur la réconciliation nationale. Comment vous accommodez-vous de cette contrainte juridique dans votre travail de mémoire ?

L’article 46 de la loi d’amnistie de 2006 (ordonnance portant mise en œuvre des dispositions de la charte, ndlr) est explicite : «Est puni d’un emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250 000 à 500 000 DA quiconque qui, par ses déclarations, ses écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale…» Si, à l’étranger, le problème ne se pose pas, ce n’est pas le cas en Algérie. Ceux qui organisent des commémorations peuvent en pâtir. A nous donc de trouver les moyens pour agir. Et c’est en cela que nous invitons toutes les personnes qui peuvent le faire à activer avec leurs moyens pour développer ce travail de mémoire.

-Une stèle sera érigée à l’effigie de votre père à l’initiative de l’APW de Béjaïa. Que représente pour vous ce geste ? Avez-vous été associé à cette démarche ?

Non, cette stèle est l’initiative d’un groupe de correspondants locaux auquel s’est associée la société civile. Le projet a été proposé à l’APW de Béjaïa et, aux dernières nouvelles, un appel d’offres a été lancé et trois projets ont été retenus. Pour ce qui est de la démarche en elle-même, je n’y ai pas été associé. Je l’ai su par la suite grâce à l’un des initiateurs de cette stèle.
Je tiens à rappeler que cette initiative n’est pas la première du genre, puisque le village de Tanalt a honoré la mémoire du journaliste Allaoua Aït Mebarek et deux appelés du service national. Il y a aussi l’association Tussna qui a lancé le prix Tahar Djaout, le théâtre d’Oran qui porte le nom de Abdelkader Alloula et le prix Omar Ouartilane créé par le journal El Khabar, pour ne citer que ceux-là. Ils doivent servir d’exemple pour d’autres projets similaires à travers le pays.

Mustapha Benfodil

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