Mohand OUBELAID Saheb et à Rachida SAHEB


Beaucoup de choses ne sont encore pas dites sur les fameuses manifestations populaires d’octobre 1988 en Algérie. Ce fut par la rumeur publique que la direction du P.A.G.S. (parti de l’Avant Garde Socialiste) apprit qu’elle était censée préparer un soulèvement populaire pour abattre le régime de Chadli Bendjedid.

Au travers d’une conspiration diabolique, un plan de répression massive avait été mis en oeuvre par le pouvoir à la veille de ces manifestations pour démanteler l’organisation et lui faire porter la responsabilité des « Evénements d’Octobre 1988 ».

Alors que les services de sécurité interpellaient les camarades par dizaines, alors qu’ils les torturaient dans les casernes selon des procédés inhumains, alors que chacun cherchait à se cacher pour éviter de tomber dans les filets de la répression, tu tissais méthodiquement les liens qui nous faisaient exister comme volonté collective. Tu faisais les contacts, tu mesurais les coups portés au parti dans sa chair, tu transmettais les directives de la direction clandestine, tu sillonnais l’Algérois, malgré la peur qui t’habitait pourtant comme nous tous.

Combien de fois, en embrassant ta femme Rachida et tes fillettes pour lesquelles tu représentais tout en ce monde sans pitié, tu t’es dit: « -C’est peut être la dernière fois que je les revois! »

Combien de barrages militaires tu traversas en cette période de grands troubles, le coeur serré, la main tremblante, mais l’oeil décidé et la malle pleine de tracts. Ce fut en octobre 1988; tu démontrais encore une fois que tu étais de ces hommes sur lesquels le parti pouvait compter dans les situations les plus difficiles. Scrombz était le surnom affectueux que les camarades de Kabylie t’avaient donné.

Nous garderons toujours l’image que tu laissas en nous lors de notre première rencontre. Tes grosses joues rouges agrémentées d’un point noir donnaient à ton visage un air enfantin que tu cherchais vainement à camoufler par de semblants airs de gravité. Ta bedaine dessinait sur ton corps des rondeurs manifestes malgré les vêtements amples et la corpulence du squelette. Ton éternel sourire toujours prêt à se muer en rire franc et sonore achevait de te rendre sympathique, bien avant de découvrir la grandeur de ton âme. Tu arrivais vers midi, en cet été africain, soufflant et suant sous le poids de ton énorme cartable. Ton cartable où l’on pouvait trouver pratiquement tout: lampe torche, outils de mécanicien, nourriture, livres, tracts… ton cartable aussi singulier que l’est ta fameuse Renault 4, cahotant, brinquebalant sur les routes escarpées de la Kabylie.

Cet homme à l’air balourd et bon vivant, cette « carrosse » qui geigne dans la moindre de ses articulations, sillonnent en permanence, nuit et jour, l’Algérois, la Mitidja, la Kabylie, pour le compte du parti. Sans aucune autre contrepartie que le plaisir de servir une cause à laquelle il était profondément attaché, Mohand-ou-Bélaîd consacrait 99% du temps libre que lui laissait son activité professionnelle, à animer la vie militante d’une organisation clandestine particulièrement réprimée sous la dictature « progressiste » de Chadli Bendjedid

Tu étais volubile, plein de sollicitude à en devenir lassant :

« -Comment vont ta femme et tes enfants? Ta mère est-elle guérie? Les résultats scolaires de ta fille, se sont-ils améliorés? Hein!…hein! »

Tu passais un temps fou à discuter des problèmes personnels du camarade alors que ce dernier ne cherchait qu’à en finir avec sa mission pour repartir.

Et dès que quelqu’un soulevait le douloureux problème du statut de la femme dans notre société tu devenais intarissable. Ta mère, ta femme, tes filles et toutes les femmes de notre grand pays parlaient par ta bouche. Elles disaient que l’oppression que des siècles de coutumes patriarcales arabo-islamiques avaient légitimée est, en ce XXeme siècle inadmissible; elles disaient que l’iniquité peut et doit cesser; elles disaient que non seulement les femmes, mais toute la société n’avait pas d’avenir sans la libération de la femme.

Tu racontais avec fierté que Rachida, ta compagne et la mère de tes enfants, faisait quotidiennement plus de 5 km à pied pour se rendre au travail. Tu ajoutais, avec un soupçon de culpabilité dans la voix:

« -Elle et les filles avaient fini par admettre mes courtes mais si fréquentes absences…c’est là, en quelque sorte, leur contribution à la Cause commune. »

Le coeur plein de bonté tu étais toujours prêt, »à donner un coup de main » .

Dieu sait le nombre de camarades souffrant de difficultés matérielles dans un parti « ouvrier » en pays sous-développé. Ton rôle dans la vie de l’organisation te mettait en permanence en contact avec des familles qui n’arrivaient pas à joindre les deux bouts, qui ne pouvaient financer des soins médicaux, qui n’étaient pas à même de faire face aux dépenses de la rentrée scolaire… Tu étais trop sensible pour résister à l’envie d’aider. Une bonne partie de ton salaire allait régulièrement à ces « coups de pouce » au profit des camarades. Tu étais tout le temps en train de faire des quêtes au profit de ces damnés de la terre car ta devise était que notre félicité ne pouvait être atteinte qu’au travers du bonheur qui se lit dans les yeux des gens qui souffrent.

Mais, il ne faut pas se tromper. Mohand ou Bélaid n’était pas un enfant de choeur! Derrière cette exubérance, ce mélange de volubilité et de sensibilité aux problèmes des autres, se cachaient une force de caractère, une « efficacité » dans le travail politique, des plus remarquables.

S’il vous fixait un rendez-vous, vous aviez intérêt à arriver au lieu précis et à l’heure précise. Avant de vous aborder, il se sera d’abord assuré que vous n’étiez pas suivis. La discussion commençait le plus souvent par des remarques du genre:

 » -Camarade, tu arrives avec cinq minutes de retard, ce n’est pas admissible! As-tu fait attention…es-tu sûr de n’avoir pas été suivi?… »

Et à la fin de la rencontre, du fouillis de la discussion où se mêlait la vie personnelle, la vie organique, les débats politiques et parfois même des thèmes philosophiques, il aura toujours extrait et de manière précise, ce qu’il cherchait. Ce qui était nécessaire pour consolider le parti et « faire passer son message au sein des masses populaires »…

Militant discipliné et inflexible, Mohand savait taire ses divergences pour consolider l’oeuvre commune. Cela débouchait parfois sur des frictions avec des camarades qui n’arrivaient plus à suivre une ligne politique de plus en plus tortueuse. Il nous raconta plus tard que lui même était, sur plusieurs questions fondamentales, en désaccord avec les orientations de la direction; mais il ne le montrait jamais. Les dirigeants du parti connaissaient ces traits de caractère de Mohand et les « exploitaient » à fonds. Imperturbable et précis comme une horloge il représentait pour beaucoup d’entre nous l’image du militant communiste qui s’était adapté à l’enfer de la clandestinité.

Orphelin des hautes montagnes de Kabylie, tu connus très tôt le sens de la misère et de la privation.

Ne disais-tu pas souvent que ton destin « naturel » était d’être berger, paysan sans terre, ou encore, avec quelque chance, prolétaire dans une usine de la France métropolitaine?

Ce fut l’indépendance nationale et les choix « progressistes » qui s’en suivirent qui auront bouleversé ton cheminement historique comme celui de centaines de milliers de concitoyens de ta génération. L’école pour tous, en devenant réalité, t’avait offert la chance de changer ton destin. Ton intelligence et ton abnégation au travail firent le reste.

De cette période de ta vie, tu gardas une énorme sensibilité à la souffrance des autres. Pour les avoir connues, tu savais que la pauvreté et l’exclusion étaient une injustice qu’il faudra bien abolir un jour.

A l’Institut de Technologie Agricole de Mostaganem, où tu poursuivis des études d’ingénieur agronome, ta révolte spontanée rencontra un rêve universel et séculaire, le rêve d’une humanité plus juste et plus libre. Tu entras dans le mouvement comme on entre en religion.

A l’instar de milliers d’autres étudiants, les campagnes de volontariat au profit de la paysannerie, auront marqué ta vie de traces indélébiles. Tu découvrais en même temps que le bonheur de dépasser son individualisme l’étendu du drame dans lequel continuait de vivre la grande majorité de nos populations et cela conforta définitivement ta conviction qu’il fallait changer ce monde. Tu découvrais Marx, Lénine…et l’idéologie de la libération, cette religion des temps modernes qui faisait bourgeonner tant d’espérances.

Tu commençais à te façonner progressivement à la merveilleuse école du progrès en apportant ta contribution à façonner un monde nouveau. Parallèlement à l’école des techniques agricoles, tu entrais dans une école où l’on découvrait la grande félicité de donner sans demander, de contribuer à inscrire les signes du bonheur sur le visage des êtres aimés.

Les paysans des plaines verdoyantes du Tell et des Hauts plateaux steppiques te connaissaient bien, eux aux côtés desquels tu menas tant de combats aussi héroïques qu’anonymes. Tu te battais contre les grands propriétaires fonciers pour abolir le système inique du khemmassat qui fait la honte des sociétés musulmanes. Tu te battais contre l’ignorance, cette plaie béante qui nous empêche de bouger. Tu te battais contre l’appareil bureaucratique parasitaire qui, progressivement mais inexorablement, étouffait notre fol espoir de tourner une page de l’Histoire humaine, d’en finir avec « l’exploitation de l’homme par l’homme ».

A la fin de tes études, tu ne rejetas pas ces « rêves de jeunesse » comme le firent la plupart de ceux qui entraient dans la « vie professionnelle ». Au lieu d’opter pour un poste administratif comme la plupart de tes camarades de promotion, tu t’installas au milieu des paysans, dans un village agricole situé au coeur de la Mitidja. Ton objectif était d’abord de servir le parti pour qu’il puisse mieux servir les « damnés de la terre ».

Depuis lors, ton engagement politique devint chaque jour plus profond. Chaque jour encore plus tu t’identifiais à ce corps collectif qui portait dans la vie notre volonté commune de changer l’ordre social. Tu intériorisais les valeurs de solidarité, de liberté, de rationalité qui accouchent du progrès. Tu apprenais la discipline rigoureuse d’un parti clandestin. Tu assumais les hauts faits et méfaits d’un projet collectif qui s’affaissait déjà sous le poids de l’Histoire.

Décembre 1990, le premier congrès du P.A.G.S., ce parti au nom duquel tu avais tant donné, fut un moment très important pour deux raisons au moins.

Tu fus élu à la direction de l’organisation. Tu fus même chargé de coordonner son intervention dans le monde paysan. Ce congrès adopta une ligne politique qui tirait les leçons de l’effondrement des systèmes communistes dans les pays de l’Est et mettait l’accent sur les dangers mortels que faisait courir à la nation, la montée de l’intégrisme islamique.

La quasi-totalité de la classe politique, qu’elle soit au pouvoir ou dans l’opposition, reçut avec un scepticisme teinté d’humour, ce qui fut considéré comme « divagation d’un parti Communiste agonisant ».

Chevauchant les vagues de la démagogie, portées par les flots de l’inculture, nos « élites » n’avaient qu’une conviction: Chaque groupe, chaque « individu » considérait qu’il suffisait de l’installer au sommet de l’Etat ou d’y rester encore quelques années pour que toutes les difficultés du pays s’évanouissent d’elles mêmes comme un mauvais cauchemar.

La rupture théorique que tu défendais avec tant de passion se révéla pourtant bientôt comme un avertissement à la nation. Une mise en garde lancée par le seul parti en Algérie qui s’essayait tant bien que

mal (et souvent plus mal que bien) à appréhender rationnellement le devenir du pays.

C’était déjà trop tard.

Et quand le feu de la folie islamiste embrasa la Mitidja, tous les camarades pensèrent à toi. Mais que deviendras-tu, au coeur de cette violence déchaînée, dans ce village perdu de Boufarik, côtoyant chaque jour, ces nouveaux croyants pour lesquels tu représentais le mal absolu?

Partout où tu allas pour soumettre une demande de mutation dans une autre région, les réponses étaient au mieux : « -Vous devez attendre au moins une année, avant qu’un poste budgétaire soit libéré! »

Toi qui fus longtemps considéré comme l’homme du parti par excellence, le parti n’existait plus quand tu en avais le plus besoin. Traqué comme un gibier par la horde intégriste, tu rivalisais d’ingéniosité pour échapper à leur traque inexorable. Tu en vins à passer des nuits entières dans le poulailler pour éviter de tomber entre leurs mains assassines.

Mais la mort n’attend pas. Ses prophètes comme des chacals rôdaient dans les villages isolés à la recherche de proies sans défense. Après une longue absence, tu bravas le danger pour rejoindre ta famille, passer la nuit avec tes filles et ta femme si pleine de compréhension. Dans ce hameau aux allures paisibles, les ennemis de la vie te guettaient. L’information arriva très vite aux groupes terroristes.

A trois heures du matin, ils étaient là, comme une meute. Armés jusqu’aux dents, imbus de la conviction morbide de tuer un mécréant. Ils fracassèrent les portes; tu réussis à leur échapper et à prendre la fuite; une rafale. Un cri désespéré, c’était ta femme qui te savait mortellement atteint.

Pour l’empêcher de crier sa douleur et sa rage, ils vidèrent sur Rachida le chargeur de la Kalachnikov.

Rachida, femme courage et comble de l’abnégation mourut avec toi et pour toi.

Désormais, vous partagerez la même demeure pour les temps éternels.

Vos orphelines resteront seules jusqu’au matin. Au milieu des flaques du sang qui s’échappait de vos corps sans vie, elles ne cessaient de hurler de souffrance et de peur. De tout le village personne n’osa leur ouvrir sa porte, leur prêter la moindre assistance. La plus âgée de tes filles n’avait pas ses dix ans.

Cruel destin, toi Mohamed et Rachida ta femme, vous aviez grandis orphelins. Par la volonté des islamistes barbares, vos filles seront élevées également orphelines

commentaires
  1. Hamadouche Kader dit :

    Tragique destin de la famille SAHEB. Après tout leur sacrifice pour cette nation, ….. Franchement, j’ai eu la chair de poule et le cœur meurtri en lisant la fin du texte. La vie est injuste. Je pense en ce moment a leurs filles blessées a jamais. Je partage leur blessure. Elles peuvent être très fières de leur parent Mohand ou Belaid et Rachida. Elles peuvent marcher tête haute. Tres fières de porter le nom de SAHEB. Juste un mot en kabyle AFELZAIR AAZIZEN …………………
    Kader Hamadouche d’Azazga, originaire des ouacifs.

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